Au-delà de l’idéologie de la Silcon Valley de Loup Cellard et Guillaume Heugue démystifie les croyances populaires
On décrit souvent les origines de la Silicon Valley en mettant l’accent sur un mélange unique de hippies, de hackers et d’étudiants libertaires qui se seraient convertis au capitalisme. L’attrait de cette thèse cache trop souvent des aspects moins flamboyants de son idéologie. Ce livre propose d’en analyser des dimensions négligées : le rôle clé du capital-risque, les positions explicitement réactionnaires de certains investisseurs, l’importance des influences religieuses, coloniales et néo-darwinistes, et des visions de l’avenir contre-utopiques, voire apocalyptiques. Pour comprendre les formes de domination technologique, on ne peut plus se contenter d’une condamnation moralisatrice des patrons de la tech états-unienne. Une critique conséquente doit tenir compte de la façon dont elles sont soutenues par une pluralité d’idéologies venues de la philosophie, de la finance, du management ou du design.
A propos des auteurs :
Loup Cellard, co-directeur de ce recueil, est co-rédacteur en chef de la revue Tèque, docteur en études interdisciplinaires (Warwick University) et chercheur au sein de la coopérative Datactivist (Marseille). Ses travaux actuels portent sur les implications écologiques des data centers, des câbles sous-marins et de l’intelligence artificielle.
Guillaume Heuguet, co-directeur de ce recueil et co-rédacteur en chef de la revue Tèque, est docteur en sémiotique des médias, éditeur (Audimat éditions), et enseignant en histoire et actualité de l’art à l’ESACM.
Table des matières :
Avis et critique sur l’ouvrage « Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley » de Loup Cellard et Guillaume Heuguet :
Cet ouvrage est un recueil de six textes d’universitaires, chercheurs et brillants contemporains que les auteurs Loup Cellard et Guillaume Heuguet ont pris soin de sélectionner, introduire, et traduire.
Les thématiques abordées sont variées et vont d’une critique de la méthodologie du design thinking à la mode aux États-Unis aux fonctionnements biaisés du capital-risque, en passant par l’impact de la théologie puritaine sur l’idéologie de la Silicon Valley.
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Il est clair que les auteurs maîtrisent leur sujet. Mais j’aurais apprécié une mise en perspective entre chacun des extraits choisis pour offrir une vue globale de cette fameuse idéologie de la Silicon Valley.
Le choix d’utiliser l’écriture inclusive, notamment dans les textes originaux, anglais pour la plupart est selon moi critiquable. D’autant plus que cela nuit au plaisir de la lecture et pénalise la compréhension de notions déjà complexes à appréhender. Il est fort dommage que l’éditeur n’ait pas fait sienne la déclaration de l’Académie Française, de la Fédération Française des DYS, ou encore de la circulaire relative aux textes officiels qui recommandent de ne surtout pas utiliser cette forme d’écriture qui est toute sauf « inclusive ».
Un ouvrage plutôt complexe que je recommande aux lecteurs déjà au fait de ces thématiques.
Les concepts, extraits et idées d’ au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley ayant retenu mon attention
Théâtralisation de l’innovation :
Fred Turner rejoint une large littérature en études des sciences (STS) qui a montré le rôle décisif des discours, gestes et techniques de démonstration et de théâtralisation de l’innovation – bien incarné un temps dans l’espace public par le succès des conférences TED, mais aussi par la diffusion dans différents secteurs du modèles des « labs », des « space » et autres « meetups » comme espaces de rencontres et de créativité. (p.32)
Le Prototypage comme nouvelle vision du monde social:
Parallèlement aux prototypes relatifs aux logiciels et au matériel, la Silicon Valley en produit d’autres : dans les discours que les vendeurs racontent sur leurs produits, et parfois bien loin des usines, dans les vies que mènent les ingénieur et leurs collègues. Lorsque les vendeurs présentent un nouveau smartphone ou, disons, un nouveau logiciel de cartographie, ils nous vendent aussi souvent une nouvelle vision du monde social. (p.33)
Aux sources de l’idéologie, la théologie puritaine :
Vous vous demandez peut-être maintenant quel est le rapport de la théologie du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle avec la science et l’ingénierie contemporaines. L’une des réponses à cela est simplement que la Silicon Valley est imprégnée de l’éthique protestante qui anime d’autres régions manufacturières. Mais il en existe aussi une autre, plus spécifique sur le plan historique. C’est en Nouvelle-Angleterre, au début du XVIIIe siècle, que la physique newtonienne a rencontré la théologie puritaine, et c’est là que les scientifiques et les ingénieurs américains ont pour la première fois établi un lien entre le progrès scientifique et la téléologie puritaine. (p.44)
Peter Thiel, icône du capital-risque :
Au cours des décennies suivantes, Thiel s’est tourné vers la technologie et a fait fortune avec ce qui est devenu PayPal. Il a obtenu des contrats lucratifs auprès du gouvernement pour la société d’extraction de données et de surveillance Palantir […] Son intérêt résidait surtout dans les mouvements stratégiques majeurs et les questions idéologiques d’ordre général. Il espérait que PayPal mènerait à « l’érosion de l’État nation » en rendant impossible le contrôle de la masse monétaire par les gouvernements […] Il se gaussait de l’image New Age de Steve Jobs et de ses semblables […]. Selon Thiel, les entreprises doivent rechercher le pouvoir de monopole par tous les moyens nécessaires, et le développement technologique doit être poursuivi, quel qu’en soit le coût humain. (p.58)
Contradiction en libéralisme et valeurs progressistes :
On ne peut donc pas nier l’existence d’une forme de synthèse entre libéralisme économique et valeurs progressistes, qui d’ailleurs n’est sans doute pas limitée au secteur technologique. Bien sûr, cette combinaison ne tient pas compte de la contradiction qui consiste à défendre des valeurs d’inclusion tout en s’opposant à la régulation des marchés et à une politique économique redistributive, sans même parler d’une sortie du capitalisme. Pour certains auteurs comme Adrian Daub, cette contradiction relève chez quelqu’un comme Mark Zuckerberg d’une forme de cynisme et d’hypocrisie assumée, la fonction de ces discours étant d’obtenir un soutien politique et de l’opinion. (p.67)
Le capital-risque dans l’économie numérique :
est une activité financière ayant pour but d’investir dans de toutes jeunes entreprises technologiques en prenant des parts dans leur capital social, afin de les revendre à terme, et en espérant réaliser ainsi une plus-value […] Alors que les jeunes patrons d’anciennes start-ups sont volontiers ridiculisés dans les séries comme We Crashed ou Silicon Valley, il serait tout aussi simple de se moquer des financiers technophiles du capital-risque […] Bien intégrés dans les réseaux classiques de la finance, ils continuent d’investir leur temps et leur énergie dans les promesses de l’économie numérique […] Leur métier revient donc surtout à convaincre, à exagérer le potentiel de contrôle de la technologie ou, au contraire, son potentiel libérateur ; et à générer des cycles d’espoir et de désillusion au-delà de leurs résultats ou de leurs conséquences économiques et sociales. (p.83)
Design thinking aux conséquences inégalitaires et discriminatoires :
l’empathie est la première des cinq étapes d’une approche appelée « design thinking » : avoir de l’empathie; définir; générer des idées; prototyper; tester. Bien qu’il existe différentes versions de cette méthodologie, c’est celle-ci qui est le plus souvent citée comme la base du « design centré sur l’humain ». Mais, lorsque nous réfléchissons aux conséquences inégalitaires et discriminatoires du code et de la conception en design, il est essentiel de se demander quels humains sont prioritaires dans le processus. (p.92)
La smartness ou l’algorithmisation du monde :
La smartness pourra se définir comme une sorte d’injonction pervasive à créer un monde parfaitement optimisé, hybridé avec des systèmes de traitement de données en veille permanente, qui se saisissent des crises pour produire toujours plus de prédictions et d’ajustements […] Chaque type de relation entre humains, tout comme leurs techniques et les environnements dans lesquels ils évoluent – peut et doit être géré par des algorithmes. Les achats, les rencontres, la pratique de l’exercice physique ou de la science, la distribution des ressources aux écoles publiques, la lutte contre le terrorisme, le calcul des émission carbonées et des crédits carbone tous ces processus peuvent – et doivent ! – être optimisés. (p.118)
Le long-termisme et l’altruisme effectif :
Ses promoteurs affirment que la valeur morale de la vie humaine d’aujourd’hui n’est pas différente de celle des post-humains potentiels qui pourraient venir à exister dans un lointain avenir. À partir de ce postulat, ils en viennent à des conclusions fantasques et contre-intuitives […] Améliorer la situation de l’Humanité d’aujourd’hui en s’attaquant aux inégalités systémiques, en guérissant le cancer et en prévenant le paludisme sont des initiatives de moindre importance. (p.135). Pour Seth Lazar, chercheur émérite à l’Institut d’étique de l’IA de l’Université d’Oxford, « C’est une grave erreur morale que d’affirmer que des vies futures hypothétiques peuvent rivaliser moralement avec ceux qui sont en vie aujourd’hui. Nous avons des obligations de justice envers les vivants ». (p.144).
Caractéristiques de l’ouvrage Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley
Titre : Au-delà de l’idéologie de la Silicon valley
Auteurs : Loup Cellard et Guillauume Heuguet
Éditeur : Audimat éditions
Pages : 159
Année : 2024
ISBN : 978-2-492469-21-3
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Dissonance Technologique
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